Le temps était épouvantable, le froid me mordait les doigts, la glace encroûtait mes yeux jusqu’à me rendre douloureux le simple fait de regarder. Chaque col s’avérait lourd de périls, qu’il s’agisse d’une avalanche prête à se déclencher ou d’un monstre tapi à l’affût. Chaque nuit, nous savions que nous pouvions nous retrouver ensevelis sous notre maigre abri (quand nous avions eu la chance d’en trouver un), incapables de nous dégager, promis à une mort certaine.
Je courais en permanence un danger mortel, ainsi que mes plus chers amis.
Je n’avais jamais éprouvé joie si profonde.
Un but guidait chacun de nos pas dans cette épuisante neige sans fin ! Notre objectif était clair, notre trajet délivré du doute. Nous savions, tandis que nous arpentions les monts neigeux à la poursuite de Kree et de Crocs de l’égide, que nous agissions en accord avec nos convictions, et suivions notre cœur comme notre esprit.
Beaucoup aimeraient trouver un chemin aisé vers la vérité, mais rien ne permet de contourner ces simples faits : seules les épreuves surmontées apportent cette satisfaction qui donne la joie, la vraie joie, le sens de l’accomplissement où réside notre identité d’êtres conscients. J’ai souvent entendu des gens se plaindre de ne pas avoir la richesse des rois ; là, enfin, ils seraient heureux ! Je ne les contredis pas mais je sais que, sans aucun doute, ils se trompent. Certes, je ne nie pas que, pour les plus miséreux, un peu d’aisance matérielle apporte un minimum de bien-être, mais, au-delà de la satisfaction des besoins élémentaires, le chemin du bonheur n’est pas pavé d’or, surtout pas d’un or non gagné au travail.
Oh non ! Ce chemin passe par un sentiment de confiance en soi, l’idée que nos actions ont pu contribuer à rendre le monde un peu meilleur, ou que nous avons combattu pour nos convictions malgré l’adversité. Au cours de mes voyages avec le capitaine Deudermont, j’ai partagé le repas de nombreuses familles parmi les plus riches d’Eauprofonde, j’ai rompu le pain avec beaucoup de ces enfants des puissants. Deudermont faisait d’ailleurs partie de ce groupe, car son père était le grand propriétaire terrien d’un domaine au sud de la ville. Beaucoup de jeunes aristocrates devraient s’inspirer de l’exemple du capitaine : il a refusé de se reposer sur les lauriers obtenus par la génération précédente. Très jeune, il a su voir le piège que constituait la richesse non gagnée au labeur. Cette âme d’élite a décidé tôt de son destin, s’est forgé une existence selon son cœur, essaie de toutes ses forces de faire des eaux de la côte des Épées un meilleur endroit pour les honnêtes marins.
Peut-être l’homme mourra-t-il prématurément à cause de ce choix qu’il a fait de servir, et peut-être connaîtrai-je aussi ce destin – avec Catti-Brie près de moi, qui sait ? Mais la vérité demeure : si, toutes ces décennies auparavant, j’étais resté à Menzoberranzan, ou si j’avais choisi la sécurité de Dix-Cités ou de Castelmithral quand elle s’offrait à moi, je serais déjà, pour l’essentiel, mort.
Non. Qu’on me donne la route et ses dangers, l’espoir que mes actions soient justes. Qu’on me donne cet accomplissement qui apporte la joie !
Ma conviction est faite, si bien ancrée désormais que, j’en suis certain, même si je voyais Catti-Brie périr au cours d’une quête, je ne voudrais pas regagner ces lieux plus sûrs. Je sais que son cœur et le mien, en la matière, sont en parfait accord. Elle poursuivra toujours l’aventure. Elle le doit, malgré les périls : c’est là que la mènent sa conscience, sa volonté.
Peut-être cela vient-il du fait d’avoir été élevée par des nains, car aucune espèce de Toril ne comprend mieux la vérité du bonheur que ces petits êtres barbus grommeleurs. Les rois des clans nains sont presque toujours ceux qui travaillent et se battent le plus dur. Ils sont les premiers à imaginer la forteresse souterraine à bâtir, à dégager l’argile qui a envahi les cavernes où l’installer. Oui, les nains si durs à la tâche connaissent depuis longtemps la valeur de l’accomplissement face à celle bien moindre du luxe, ils ont compris que les richesses de l’esprit sont infiniment plus valables que l’or. Et pourtant, l’or, ils l’aiment !
Ainsi je me retrouve dans la neige glacée, balayée par le vent, au milieu d’un col traître, cerné par les ennemis, prêt à aller combattre un ennemi des plus redoutables.
Le soleil n’a jamais brillé si fort !
Drizzt Do’Urden